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L'ère Stratocaster
La guitare de légende, qui colle à l'histoire du rock, a 50 ans.
Par Edouard LAUNET
jeudi 30 décembre 2004 (Liberation - 06:00)
Dimanche 17 août 1969. A bord d'une camionnette volée, à défaut d'hélico,
Neil Young et Jimi Hendrix tentent de se frayer un chemin jusqu'au site du
Woodstock Music and Arts Fair. La route est un peu bouchée, comme cha-
cun sait. Hendrix est allongé sur le capot, dans un état second mescaline
ou acide, les témoignages diffèrent. Mais rien ne presse : le festival a pris
dix bonnes heures de retard. Hendrix ne monte sur scène que le lundi matin,
au lever du soleil. Les 320 000 personnes qui ont déjà quitté le site ratent
un phénomène remarquable : une guitare prolongeant parfaitement le corps
d'un homme, comme une excroissance instrumentale.
La guitare est une Stratocaster blanche, numéro de série 240 981. Corps en
aulne, manche en érable. Rien d'exceptionnel : c'est une "Strat" comme la
société américaine Fender en a produit des palanquées depuis 1954, et
comme elle a continué à le faire depuis. Aujourd'hui, cinquante ans après
ses débuts, la Stratocaster est de loin la guitare électrique la plus vendue au
monde. Chaque terrien ou presque en a vu une sans nécessairement la
regarder , entre les mains d'Eric Clapton, de Pete Townshend (Who), Buddy
Holly, Jeff Beck, Rory Gallagher, Stevie Winwood, Bob Dylan, Frank Zappa,
Stevie Ray Vaughan et tant d'autres... Une partie importante de la musique
populaire anglo-saxonne du XXe siècle est née sur une Strat. Un instrument
dont on peut tirer tous les types de sons imaginables, ceux de David Gilmour
(Pink Floyd) et de Hank Marvin (Shadows), comme ceux de Mark Knopfler
(Dire Straits).
Deux «cornes», trois micros...
Sans même la connaître, on la reconnaît : ses deux "cornes" dissymétriques ;
ses trois micros, dont l'un de traviole près du chevalet ; sa barre de vibrato
"synchronisé", une première en 1954 ; ses trois boutons ronds presque
alignés, un pour le volume et les deux autres pour la tonalité ; son sélecteur,
pour choisir les micros selon qu'on veut jouer en rythmique ou en solo. La
Stratocaster est l'un des très rares objets qui n'ait pas changé d'un iota en un
demi-siècle. Seuls les spécialistes et les fétichistes ils sont nombreux, certes
s'amusent à documenter les micromodifications qu'a subies l'instrument au fil
du temps.
Changeant de guitare comme de chemise, Jimi Hendrix n'avait rien d'un
fétichiste. Gaucher, il utilisait des Strat de droitier (plus couramment
disponibles), se contentant de basculer le manche à droite après avoir inversé
l'ordre des cordes. Comme à Woodstock. Du coup, tout est à l'envers : les
boutons et la barre de vibrato sont en haut au lieu d'être en bas, etc. Plus
embêtant : le corps de la guitare, taillé pour épouser le bassin d'un guitariste
droitier, est renversé et donc nettement moins ergonomique. Cela rend encore
plus étonnante l'osmose woodstockienne, qui, mieux que sur la version B-52
de l'hymne américain, se manifeste dans les morceaux rapides où Hendrix
prolonge ses glissandos en écrasant la barre de vibrato : la guitare et le
bonhomme semblent alors rugir en même temps.
La «White Strat» de Woodstock, bien que strictement de série, avait-elle
quelque chose de particulier ? Mike Eldred l'affirme. Cet employé de Fender,
vingt-quatre ans d'expérience, a entièrement disséqué l'instrument en 2002
afin d'en fabriquer quatre clones à la vis près. En démontant la chose, Eldred
s'est aperçu que le corps en aulne vibrait comme du cristal. Ou presque. C'est
le genre de chose qui compte sur une Strat. «Le bois, c'est 50 % du son»,
assure Jean-Pierre Vigné, un des spécialistes français de la guitare «vintage».
Cela peut sembler paradoxal pour une guitare électrique sans caisse de résonance,
mais cela est. Pour vous en convaincre, Vigné vous colle entre les mains une Strat
originale de 1959, puis un modèle plus récent. "Alors ?" Alors oui.
Du son brillant au gros son
Dans son échoppe Guitar and Co., boulevard Beaumarchais à Paris, Jean-
Pierre Vigné a sous la main suffisamment de Stratocaster de modèles
différents de la "Squier Strat" sous-marque de Fender fabriquée en Chine
(215 euros), jusqu'à l'instrument de collection des années 50 (15 000 euros
et plus) pour faire un cours magistral sur l'évolution du son de l'engin. Car
il n'y aurait "pas deux Strat qui sonnent pareil". Le vieillissement des
bobinages des micros, celui du bois, la nature des manches, tout cela joue.
Les premiers modèles au manche tout érable, entre 1954 et 1959, ont un son
"très brillant, très claquant". C'est un guitariste de country, Eldon Shamblin,
qui est l'un des premiers utilisateurs un peu connu de la Fender Stratocaster,
dès 1954. Trois ans plus tard, c'est Buddy Holly qui s'affiche avec.
A l'époque, la production, en Californie, ne dépasse pas quelques centaines
de pièces par an.
Entre 1959 et 1961 apparaissent des Strat avec une touche épaisse en
palissandre (1). "Elles ont un gros son, genre Stevie Ray Vaughan",
commente Vigné. En 1960, Otis Rush, gaucher qui, comme Hendrix, jouait
sur des instruments de droitier renversés, met le Chicago Blues à l'heure de
la Strat. "Entre 1963 et 1965, ce sont les Séries L, avec des touches plus fines
et un son plus clair, intermédiaire entre les deux séries précédentes", note
Jean-Pierre Vigné. En 1965, George Harrison et John Lennon jouent sur des
Strat pour l'album Rubber Soul. La même année, Hendrix achète sa première
Stratocaster.
Leo Fender vend son entreprise à CBS en 1966, et la Strat perd son âme en
même temps que son père. La qualité chute. Mais il reste suffisamment de
pièces en stock pour produire pendant deux ou trois ans encore des guitares
qui restent aujourd'hui bien cotées. La "White One" de Woodstock a d'ailleurs
été fabriquée en 1968. Après cet âge d'or, il y aura des hauts et des bas, mais
la Strat continuera d'accompagner tous les courants musicaux, des mains des
lourds artisans du heavy metal jusqu'à celles, plus fines, d'Alanis Morrissette.
Le soleil a commencé à grimper dans le ciel et, face à un restant de foule
sinistrée, Hendrix va chercher dans un registre suraigu, presque douloureux,
les premières notes de son solo sur Fire. Il se tourne vers le côté gauche de
la scène et pointe, avec son index droit, le manche de sa guitare tout en
criant quelque chose d'inaudible. Demande-t-il à la régie son de monter encore
le volume ? Engueule-t-il les musiciens qui se sont égarés sur scène avec lui ?
Est-il en train de dire : "Cette guitare-là, les gars, elle vaudra bientôt un sacré
paquet de pognon" ? 1,3 million d'euros, très exactement. C'était en 1993, et
l'acheteur était un collectionneur italien. Par la suite, Paul Allen, cofondateur
richissime de Microsoft et sectateur d'Hendrix, a racheté l'objet pour un
montant encore supérieur (mais inconnu). Puis l'a fait ramener par avion à
Seattle sur un siège de première classe. On peut contempler aujourd'hui la
"Woodstock Strat" dans une vitrine du musée fondé par Allen, l'EMP
(Experience Music Project).
Cadeaux de Noël
En juin dernier, chez Christie's à New York, la "Blackie" d'Eric Clapton (Strat
noire composite de 1956) a été adjugée pour 960 000 dollars. Dans un livre
récent (2), Clapton raconte qu'un jour, dans un magasin de Nashville, il est
tombé sur un vieux stock de Strat des années 50, qu'il a immédiatement
achetées pour quelques centaines de dollars chaque. Et comme le garçon a de
belles relations et qu'on devait être pas loin de Noël, il en a offert une à Stevie
Winwood, une autre à George Harrison et une troisième à Pete Townshend.
Avec quelques-unes des guitares restantes, Clapton s'est bricolé la «Blackie».
Laquelle venait succéder à la "Brownie", une de ses premières Strat, vendue
aux enchères un demi-million de dollars en 1999.
Aujourd'hui, Fender commercialise des Strat siglées «Hendrix», «Clapton»
et autres grands noms. L'entreprise vend aussi des répliques de ses vieux
modèles, et bientôt sans doute des répliques de ses répliques. Il y a des
séries dites "Custom Shop", qui peuvent être livrées comme presque neuves
(version dite "new old stock"), ou un peu défraîchies, comme si on les avait
retrouvées au fond d'un placard (version "closet"), ou encore légèrement
abîmées, comme si elles avaient déjà servi (version "relics"), les prix allant
de 3 200 à 3 700 euros, de la plus fraîche à la plus (artificiellement) fatiguée.
Un peu comme pour les jeans, dans le fond. "Au début, cela fait sourire, ces
fausses vieilles guitares, admet Jean-Pierre Vigné. Mais quand on voit à quel
prix les guitares d'origine se vendent aujourd'hui, on ne trouve plus cela si
ridicule." Vigné, 56 ans, joue lui-même sur deux Strat, une vraie de 1963, et
une Relics imitation d'un modèle 1956.
Packs en supermarché
La Strat n'est donc pas qu'une icône culturelle, un objet de culte et un marché
de collectionneurs. C'est aussi un business qui tourne rond. Chez Fender
France, Yvan Taieb assure qu'il s'en vend chez nous un millier chaque mois,
tous modèles confondus, fabriqués aux Etats-Unis, au Mexique ou en Chine.
On trouve même dans les grandes surfaces des "packs" à 249 euros réunissant
une Squier Strat et un petit ampli, pour les Jimi Hendrix de moins de 18 ans.
Quelques mois après Woodstock, Hendrix, le vrai, remontait sur la scène du
Fillmore East, à New York, avec cette fois une Strat noire. On ne sait ce qu'elle
est devenue. Examinons toute offre, même si mauvais état.
(1) La touche est la pièce de palissandre ou d'érable collée sur le manche, sous
les cordes.
(2) The Stratocaster Chronicles de Tom Wheeler, éd. Hal Leonard.
Lunlun, éternelle
débutante et fane de
Marty Friedman !